Comprendre la science des systèmes complexes
La crise qui affecte tous les domaines de l’existence humaine (l’économie, la politique, la famille, l’éducation, etc.) et qui, loin d’être devenue un état d’exception laissant espérer une « sortie de crise », représente une dimension constitutive de la société mondialisée. Cette expérience d’une « crise sans fin », qui interroge la pertinence même de ce concept, amène à se demander si on assiste à une radicalisation de la modernité ou à une rupture, à un seuil d’époque, c'est-à-dire une sortie de la modernité (Revault d’Allonnes 2012 : 13). La prolifération des termes pour définir cette expérience inédite (modernité avancée, posthumanité, hypermodernité) pourrait témoigner de l’inadéquation des théories (Luhmann 1997 : 1143 sq.). La théorie des systèmes non linéaires peut ici se révéler particulièrement féconde. Esquissons ici quelques pistes d’explication.
1) Une première interprétation systémique de cette crise découle de l’approche systémique de l’évolution sociétale. L’accroissement de la complexité génère un accroissement de la contingence. Il devient de plus en plus probable que l’improbable se réalise car les structures hautement complexes de systèmes offrent de plus en plus de possibilités de déviation et de sélections des déviations. Plus la complexité de systèmes est grande, plus il y a d’irritabilité et plus les innovations sont probables. En conséquence, l’évolution de la société connaît une accélération jusqu’alors inconnue. La stabilité systémique doit alors être conçue à nouveaux frais, comme le suggère l’hypothèse, avancée par Magoroh Maruyama, de stade non stationnaire du changement social. Jusqu’à présent, il y avait eu des transformations imperceptibles ou des ruptures soudaines ; mais, à chaque fois, les sociétés passaient d’un état stationnaire à un autre. Le passage à la société moderne a en revanche provoqué une métatransition, c'est-à-dire le passage d’un état stationnaire à un état non stationnaire. Ce bouleversement est évidemment lui aussi déstabilisant pour les individus, qui étaient habitués à plus de stabilité. Dans une perspective non systémique, Zygmunt Baumann a eu cette même intuition en recourant à la métaphore de la liquidité pour montrer que nous sommes les témoins de la transition d’une société solide à une société liquide dans lesquelles les structures se décomposent avant même de se consolider : « une société moderne liquide est celle où les conditions dans lesquelles ses membres agissent changent en moins de temps qu’il n’en faut aux modes d’action pour se figer en habitudes et en routines » (Baumann 2013 : 7).
2) Une seconde hypothèse est celle de l’hypercomplexité de la société moderne. Pour Niklas Luhmann, la société moderne se caractérise par le primat de la différenciation fonctionnelle. Celle se réalise à partir de sous-systèmes spécialisés dans différentes fonctions qui assurent la reproduction de l’ordre social. Le droit, l’économie, la politique, la religion sont ainsi des systèmes guidés par un code binaire propre qui assure sa clôture opérationnnelle et son autopoïèse. La société moderne est dénuée de tout centre, ce qui rend difficile toute forme de régulation. En particulier, la politique se voit détrônée de son statut central et régulateur de la société. Luhmann s’est attaché à montrer que la modernité est ainsi indissolublement liée à la crise. La crise permanente que nous vivons serait due à La multiplication des communications et des couplages entre les systèmes. L’accroissement démesuré de la complexité provoquerait une mutation qualitative de la complexité, exigeant l’introduction de la notion d’hypercomplexité. Jean Clam avance l’hypothèse que la société serait devenue hypercomplexe car ses sous-systèmes surstimulés sont dépassés par un excès de charges de traitement de l’information de sorte qu’ils n’arrivent plus à réduire la complexité qu’ils rencontrent. L’hypercomplexité de la société se manifesterait par une contingence radicale qui se manifeste par des effets chaotiques, voire catastrophiques (Clam 20 : 333). Cette hypercomplexité serait renforcée selon Luhmann par l’agir politique lui-même. En cherchant à agir linéairement sur les autres sous-systèmes, la politique « s’embrouille dans des problèmes hypercomplexes de la causalité, hypercomplexes parce que l’attribution de causes et d’effets devient à son tour un facteur causal » (Luhmann 1999 : 136).
3) L’analyse de la temporalité de la crise accrédite le diagnostic d’une société acentrée. De la même manière que la société moderne ne présente plus de point central de régulation, il n’existe pas d’horloge centrale. La modernité avancée présente une désynchronisation des sous-systèmes sociaux qui, différenciés temporellement, obéissent à des temporalités propres. Or, l’intégration et la régulation sociale exigent une synchronisation des sous-systèmes. L’intégration sociale requiert une synchronisation des hétérochronies ou, pour le dire dans les termes de Reinhart Koselleck, une « simultanéité du non-simultané » (1990 : 287). Par exemple, la structure temporelle du système politique s’organise autour du calendrier électoral. En conséquence, le système politique rechigne à prendre des décisions selon une perspective à long terme. La désynchronisation entre le système politique et le système financier est particulièrement frappante. La dérégulation financière, la désintermédiation bancaire et la numérisation des transactions financières opérées à partir des années 80 ont conduit à la différenciation d’un système financier dont les opérations qui peuvent suivent une temporalité algorithmique qui dépasse la dimension humaine. En conséquence, la politique semble être incapable de faire face à l’accélération financière et être constamment en retard sur les graves dysfonctionnements qui ne cessent de resurgir. Cette désynchronisation de la société moderne implique qu’il est devenu impossible de réguler ou de coordonner des mesures relatives à tous les systèmes fonctionnels. Il n’existe plus de « mécanisme de coordination centrale » au quel on puisse recourir afin de répondre aux défis auxquelles la société fait face. La politique ne constitue plus le principe actif du façonnement de la société mais adopte une posture réactive. Elle se contente de contenir les effets néfastes de dysfonctionnements systémiques.
Bibliographie
Zygmunt Baumann (2005), La vie liquide, Paris
Jean Clam (2010), Aperceptions du présent. Théorie d'un aujourd'hui par-delà la détresse, Paris, Ganse Arts et Lettres
Reinhart Koselleck (1990), Le Futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris
Niklas Luhmann (1997), Die Gesellschaft der Gesellschaft, Francfort/Main (La société de la société, traduction de Flavien Le Bouter à paraître en 2020 aux Editions Exils)
Myriam Revault d'Allonnes (2012), La crise sans fin. Essai sur l'expérience moderne du temps, Paris