Comprendre la science des systèmes complexes
L'intérêt pour la complexité n'a cessé de croître depuis un demi-siècle. La découverte des phénomènes chaotiques par Edward Lorenz, des structures dissipatives par Ilya Prigogine, des objets fractals par Benoît Mandelbrot, pour ne citer que quelques avancées majeures de la science, ont amené à remettre en question une conception classique pour laquelle l'apparente complexité du réel cachait des lois simples. La science a dû alors renoncer à un idéal de simplicité.
La mondialisation, la numérisation ainsi que la financiarisation du capitalisme ont rendu le monde toujours plus complexe. Nous faisons quotidiennement l'expérience de l'instabilité des systèmes politiques et économiques mais aussi de la fragilité de la famille. Ce constat a pu amener Zygmunt Baumann à employer une métaphore des fluides pour décrire une "société moderne liquide" (Baumann 2013:7). La société mondialisée est entrée dans une crise permanente qui nous laisse désemparés tant au plan théorique qu'au plan pratique: nous nous sentons incapables de comprendre notre monde et avons le sentiment qu'il est devenu "hors contrôle". Mais pourquoi la science se doit-elle de relever le défi de la complexité?
1) Il s'agit tout d'abord de dépasser les visions simplificatrices du réel qui dissocient des éléments indissolublement liés et qui réduisent indûment des phénomènes complexes à des propriétés élémentaires de leurs composants. Edgar Morin affirme en ce sens que "de toutes parts surgit le besoin d'explication plus riche que le principe de simplification (disjonction/réduction) et que l'on peut appeler le principe de complexité" (Morin 1994: 319).
2) Par là, la science de la complexité entend rompre avec l'idéal classique de simplicité pour lequel l'apparente complexité du réel cache en réalité un ordre simple que la science se doit de mettre au jour.
3) La science de la complexité se doit de forger des concepts et des théories qui permettent de mieux appréhender la complexité du réel dans ses dimensions physique, biologique, psychique ou sociale. La dynamique non linéaire de l'évolution des systèmes, les phénomènes chaotiques, les bifurcations abruptes appelle une réforme paradigmatique. Ainsi "le propre de la théorie n'est pas de réduire le complexe au simple, mais de traduire le complexe en théorie" (Morin 1980: 389).
4) La pensée complexe est consciente de l'irréductible contingence du réel. Elle accorde une place décisive au hasard et au chaos dans l'évolution des systèmes complexes.
5) La science de la complexité a conscience de son indépassable ignorance. Récusant toute forme de surplomb, elle sait que son observation fait partie de l'objet observé. De ce fait, toute observation comporte un irréductible angle mort (blinder Fleck) que la cybernétique de second ordre a mis en évidence (von Foerster 2005: 49-50). La pensée complexe est nécessairement réflexive: elle doit intégrer l'observation de l'observation à l'observation.
6) Par là, il s'agit de saisir le réel dans son unité. L'organisation hiérarchique du réel ne doit pas faire oublier l'imbrication des différentes strates d'émergence. La pensée complexe chercher à dépasser les fossés qui existent entre les sciences de la nature, les sciences de l'esprit et les sciences sociales. C'est ainsi que l'être humain doit être à la fois saisi dans ses dimensions physico-chimiques et biologiques mais aussi dans son caractère psychologique et social, irréductible aux premières strates de l'émergence. Edgar Morin s'est là encore montré particulièrement attentif à cette unité physico-biologico-psychico-sociale de l'être humain: "nous expérimentons à chaque instant, en mangeant, marchant, aimant, pensant, que tout ce que nous faisons est à la fois biologique, psychologique, social. Pourtant, l'anthropologie a pu pendant un demi-siècle proclamer diaforesquement la disjonction absolue entre l'homme (biologique) et l'homme (social)" (Morin 1977: 21).
7) L'enjeu théorique de la science de la complexité s'accompagne d'un défi pratique. La complexité croissante des systèmes, accentuée par la mondialisation, rend extrêmement difficile leur régulation au point que s'impose de plus en plus le sentiment que le devenir de nos sociétés échappe à la volonté humaine et ne peut s'achever de manière catastrophiste dans un effondrement. Consciente des limites d'une vision linéaire de la gestion des systèmes, la science des systèmes complexes doit offrir des principes permettant d'agir dans un monde marqué par l'incertitude, le risque, le chaos, l'accélération, les bifurcations abruptes et l'instabilité.
Bibliographie
Zygmun Baumann (2013), La vie liquide, Paris
Edgar Morin (1977), La méthode. 1. La nature de la nature, Paris
Edgar Morin (1980), La méthode. 2. La Vie de la Vie, Paris
Edgar Morin (1994), La complexité humaine, Paris.
Le site "Complexité" est encore en construction. Il entend présenter de manière accessible les travaux scientifiques sur la complexité.
Partant des travaux issus de la physique, de la chimie et de la biologie, il entend aussi montrer que la science de la complexité permet de mieux appréhender les phénomènes humains.
Il part de la conviction, qui était déjà celle de Heinz von Foerster, Hermann Haken, Edgar Morin ou Niklas Luhmann, que les concepts et les théories héritées de la science classique ne sont plus adéquats pour saisir les bouleversements qui affectent nos sociétés.
La recherche sur la complexité comporte de nombreuses approches qui varient selon les sciences. Mais toutes les sciences ont affaire à des systèmes très complexes: les systèmes atomiques et moléculaires en physique, les systèmes cellulaires et organiques en biologie, les systèmes cognitif en neuroscience, le systèmes financiers et économiques ou les systèmes sociaux. Toutes les formes de la science se trouvent ainsi confrontées à la complexité.
Les grands enjeux du XXIe siècle ont trait à la complexité: le changement climatique, les nanotechnologies, l'intelligence artificielle, les algorithmes et les big data, la régulation du système économique et notamment du système financier, la recherche contre le cancer, l'ingéniérie génétique ou la régulation de la mondialisation.
La science de la complexité est une discipline transversale qui cherche à expliquer comment l'interaction de nombreux éléments dans un système complexe (des molécules, des cellules, des êtres humains) peuvent faire naître des ordres et des structures qui présentent de la stabilité mais aussi des phénomènes chaotiques. Elle se présente ainsi comme une science de toutes les sciences dont le but est de comprendre la formation de structures et d'expliquer leur évolution discontinue à partir de bifurcations chaotiques, voire leur effondrement.
C'est pour cette raison que dès les années 70, Edgar Morin appelait à une réforme paradigmatique du savoir